EDO-SARASA, UN ART DONT LE COEUR BAT TOUJOURS ...
L’art de la fabrication d’un kimono renferme bien des richesses et, bien que les pièces finies soient de véritables trésors de beauté qui ne manquent pas de nous fasciner tant le kimono est véritablement un vêtement de génie, on ne peut totalement en apprécier toute la valeur sans connaître tous les dessous de sa confection. Et à TABITABIYA, ce sont ces dessous qui nous intéressent plus que tout.
Donc, vous imaginez bien ma joie lorsque Kumiko Ishioka nous invita à participer avec elle à un petit atelier de teinture de style Edo Sarasa 江戸更紗 à la galerie-atelier Some-no-Sato Futaba-en 染めの里二葉苑, à Ochiai 落合,l’un des plus pittoresques et attachants quartiers de l’arrondissement de Shinjuku 新宿区. J’ai un sentiment tout particulier pour ce quartier car c’est tout près de là que je suis restée pendant près d’un mois lors de ma toute première venue au Japon. Et je n’y était pas retournée depuis bien des années. Contente de voir que l’atmosphère du Tokyo de l’Ere Showa 昭和時代 est toujours là!
Le quartier des teinturiers à Kanda (神田紺屋町, Kanda konya-chō)
Estampe de Utagawa Hiroshige issue de la série "Cent Vues d'Edo"
L’AVENTURE DES TEINTURIERS D’EDO
A EDO LA BELLE...
L'industrie de la teinture de Shinjuku a ses racines dans la période d’Edo 江戸時代, lorsque les teinturiers se rassemblèrent le long des rivières Kanda 神田川 et Sumida 隅田川, dans les quartiers de kanda 神田 et Asakusa 浅草, à Tokyo, alors appelée Edo 江戸. À cette époque, Edo était déjà une grande ville, un centre de la mode où les samouraï et les marchands prospères donnaient le « la » des tendances de l’époque. Les grands magasins de kimono, comme Echigo-Ya 越後屋, devenu le Mitsukoshi de notre époque, prospéraient dans le district de Nihonbashi 日本橋. Toutes nouvelles modes qui y voyaient le jour étaient de suite reprises par les teinturiers de Kandakonyachō 神田紺屋町...Ce monde bouillonnant et fascinant fut évidemment dépeint dans le monde de l’Ukiyo-E 浮世絵, comme dans ses estampes de Hiroshige Utagawa 広重宇田川 dans sa célèbre série de 100 Vues d’Edo.
Suruga-chō (する賀てふ, Suruga tefu)
Estampe de Utagawa Hiroshige issue de la série "Cent Vues d'Edo"
Sur les deux côtés de l'image, on peut voir le magasin Mitsui, devenu Mitsukoshi.
Lorsque le Japon commença à se moderniser, la croissance de Tokyo obligea les teinturiers à s'éloigner de la ville vers le haut de la rivière kanda en quête d’une eau plus propre. Les premiers à déménager furent les grandes usines de yukata 浴衣, suivies des ateliers faisant les tissus pour les kimono Edo-Komon 江戸小紋 et Edo Sarasa 江戸更紗. Enfin, la plupart des commerçants liés au kimono ont déménagé le long de la rivière Kanda à Shinjuku, qui devint alors un centre national de teinture de tissu.
APRES LA GUERRE….
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, un nombre si grand de kimonos furent brûlés lors des bombardements que, une fois le conflit fini, la demande explosa. Tokyo devint alors, avec Kyoto 京都 et Kanazawa 金沢, l'un des principaux centres de production de kimono au Japon. Et les teinturiers de Shinjuku y jouèrent un rôle prépondérant. Les designs pour ces kimono de Tokyo chics et modernes, crées dans le dynamique quartier commerçant de Ginza 銀座, étaient des plus prisés.
FINI LE SWING DES ANNEES 60...
Cependant, la fièvre retomba après les années 1960 avec la baisse de la demande. Le kimono fut supplanté par les vêtements occidentaux et le goût revint aux motifs plus traditionnels de Kyoto et Kanazawa.
Mais, les créations des artisans de Tokyo, qui continuent de se distinguer par la modernité discrète de leur chic, ont toujours leurs aficionados. Ces dernières années, la teinture sur tissu de Tokyo se vit érigée au rang d’industrie d’artisanat traditionnel et les teinturiers de Shinjuku, dans le respect de la loi japonaise pour la préservation de l’artisanat traditionnel, ont été sacrés Maitres d’artisanat traditionnel.
LA GALERIE-ATELIER SOME-NO-SATO FUTABA-EN 染めの里二葉苑, UN BOUT D’HISTOIRE D’EDO
La galerie-atelier Some-no-Sato Futaba-en 染めの里二葉苑 fait, bien sûr, partie de ces lieux qui ont reçu cette distinction. Elle fut fondée en 1920 par Shigeo Kobayashi, à Shimo-Ochiaï下落合, sous le nom de Futaba-Ya 二葉屋, et est l’un des 10 ateliers de teinture qui subsistent dans ce quartier qui fut autrefois l’un des plus grands centres de teinturiers du pays. Futaba-En va bientôt fêter ses 100 ans d’existence et continue à perpétuer deux techniques de teintures née à Edo, il y a 600 ans : les techniques d’ Edo Komon 江戸小紋 et d’ Edo Sarasa 江戸更紗….Edo Sarasa 江戸更紗, c’est aussi un nom aux belles sonorités….
Et lors de notre petite visite, on nous a confié que l’actuel directeur des lieux, Motofumi Kobayashi, la 4ème génération de l’aventure de cet atelier de maitres-artisans, entend se lancer sur le chemin de la teinture à l’indigo, une autre grande tradition du Japon. Il en a même fait une petite plantation dans la cour! C’était la première fois que je voyais cette plante! Elle est superbe, avec des feuilles vigoureuses d’un beau vert profond!
LE SARASA 更紗, UN CADEAU DE LA ROUTE DE LA SOIE
Le Sarasa est un héritage venu d’Inde par la route de la soie de la mer (海のシルクロード), délivrée par les navires Nanban (barbares) portugais et hollandais entre autres. Objets de luxe, les tissus teints selon cette technique étaient réservés aux classes les plus hautes. Ce n’est qu’à l’époque d’Edo qu’elle connut un véritable essor avec des artisans japonais qui la firent véritablement leur et y ajoutèrent tout leur savoir-faire en tirant le meilleur des techniques de teinture de tissu au pochoir et leurs papiers stencils percés de trous , des katagami 型紙, souvent appelés Isekatagami 伊勢型紙, du nom de la région où on les fabrique depuis plus de 1000 ans. Aujourd’hui, il ne reste plus que 2 ateliers de fabrication à Ise 伊勢. Et bien que l'on ait essayé d'utiliser des programmes informatiques pour leur confection, rien ne peut remplacer la main de l'homme tant les motifs à réaliser demandent complexité, maîtrise, précision et expérience.
Mais interdiction fut émise aux Samouraï, marchands et gens du peuple par le Shogun de l’époque de porter des vêtements ou accessoires de luxe. Toutefois, désireux d’assouvir leur goût pour la mode et de remplir les obligations dues à leur rang revêtus de tenues décentes, les samouraï et marchands, tous deux très influents, purent compter sur le génie créatif des artisans pour détourner les termes de l’interdit et donner naissance à deux nouveaux styles de kimono : Les kimono Edo Komon 江戸小紋 et Edo Sarasa 江戸更紗, qui en dépit l’aspect tout en retenue de leurs motifs et leurs couleurs douces, faisaient preuve d’une élégance indéniable.
Bien que le côté exotique de cette technique venue d’Inde demeure avec ses motifs floraux tout en arabesque, animaliers, etc...on dit que le génie de l’Edo Sarasa est de refléter l’esprit si japonais du Wabi-Sabi. Le wabi-sabi relie deux principes : wabi (solitude, simplicité, mélancolie, nature, tristesse, dissymétrie…) et sabi (l'altération par le temps, la décrépitude des choses vieillissantes, la patine des objets, le goût pour les choses vieillies, pour la salissure, etc.). Le wabi fait référence à la plénitude et la modestie que l'on peut éprouver face aux phénomènes naturels, et le sabi, la sensation face aux choses dans lesquelles on peut déceler le travail du temps ou des hommes.
Et un kimono Edo Sarasa combine toutes ces qualités essentielles de l’esthétique japonaise. D’une grande élégance, il est pourtant discret et modeste, ses couleurs ne sont en rien vives et n’attirent pas l’oeil, un fait que l’on doit à l’eau dure de Tokyo. Les kimono Sarasa de Kyoto 京更紗, rincés dans une eau plus douce, possèdent, eux, des couleurs bien plus vives. Habituée au charme coloré du monde du kimono, j’ai eu du mal au début à accepter le charme discret des kimono Edo Sarasa.
La confection d’un kimono Edo Sarasa nous plonge au coeur de l’incroyable division du travail qui régit l’artisanat au Japon:
1) Elle requiert elle aussi l’utilisation de katagami, feuilles de papier japonais, trempées dans du jus de kaki. Après avoir décidé du motif et des couleurs du kimono avec le client (図案 型彫り 色合わせ), Ces katagami seront ciselés en fonction du motif par un expert selon plusieurs techniques qui nécessitent toutes une grande dextérité. Pour l’Edo Sarasa, chaque motif va être divisé en plusieurs sous-motifs selon le nombre de couleurs à teindre. Les katagami seront alors numérotés dans l’ordre d’application de celles-ci. Il faut en général 30 katagami pour réaliser un motif, mais on peut parfois on compter 300 pour les kimono les plus sophistiqués!
Avant de commencer à teindre, notre professeur, Monsieur Ogawa, nous explique que pour ce kimono, il aura fallu une trentaine de katagami posés selon des étapes retracés sur cette large pièce de tissu. C'était intéressant de voir ainsi toutes les étapes de A à Z regroupées ainsi.
Quel travail de fourmi plein de minutie! Mais quel beauté et récompense de voir la splendeur du résultat final!
Notons aussi que des repères sont percés en haut et au bas de chaque katagami. Ces repères seront une fois reportés sur la pièce de tissu à teindre et scrupuleusement suivis à chaque pose d’un nouveau katagami afin de pouvoir teindre le motif à la perfection!
Ces ateliers, remplis d’histoires, renferment des trésors : des katagamis vieux de centaines d’années. Notre professeur nous a fait l’honneur de nous montrer des katagami insérés dans des feuilles de journaux datant de l’ère Meiji 明治時代 ( 23 Octobre 23 1868 au 30 juillet ). Avec l’usage, les katagami deviennent fragiles et sont à manier avec précautions par les mains le plus expertes seulement car, eux-aussi, sont des morceaux d’histoire.
Et bien sûr, comme aucune erreur n’est permise, le secret est de maintenir la pièce de tissu en place sur la table grâce à l’emploi d’une colle naturelle faite de poudre de riz gluant destiné à la confection de la pâte à mochi. C'est l'étape du Itakoshirae 板拵え.
Il faudrait aussi revêtir la pièce de tissu en soie d'un jus appelé Shibuku-jiru しぶき汁, ou jus de peau de pêche Momonokawanojiru 桃の皮の汁, sur les deux surfaces du tissu blanc, lors de l'étape préparatoire du Jizome 地染め. mais, nous en fûmes dispensés car nous n'allions utiliser qu'une petite pièce de coton...
2) Tout en sautant l'étape du Jibari 地張り où on étale délicatement sur la planche de 7 mètres de long le tissu empreint de jus de pêche, nous voilà fin prêts pour commencer à teindre! C'est le Katasurizome 型摺り染め. Avant de passer à l’acte, conseil du Maître : se relaxer! On se détend le cou, la tête, les épaules...Puis, c’est dans un mouvement de coude léger que l’on applique avec parcimonie les couleurs réalisées au pigment avec un pinceau fait à partir de poils de daim, très doux, que l’on récolte sur l’animal sans avoir à le tuer, rassurons-nous!
Il faut avoir la main légère pour arriver à la nuance de couleur exacte, c’est-à-dire celle désirée par le client. Car, comme nous le dit monsieur Ogawa, l’artisan n’est pas un artiste, mais un éxécutant et il se doit de donner au client ce qu’il attend. Ca se discute, vous pensez ? Sûrement ! On y parviendra par l’application de couches de couleur successives qui donnera toute sa profondeur de ton et son aspect tri-dimensionnel au kimono. C’est vrai que les kimono Edo Sarasa ont l’air vivant!
3) Nous sommes directement passés au Mushi 蒸し : technique de fixation des pigments et des motifs à la vapeur. Nous avons inséré les pièces de tissu, recouvertes de feuilles de journaux sur un porteur. Puis, nous avons placé le tout dans la cuve pendant une quinzaine de minutes.
En attendant nous avons visité l’atelier où un autre artisan travaillait à enlever les poils de pinceaux restés collés sur la pièce de tissu… Nous avons regardé les nuanciers de couleurs utilisés pour les pourparlers avec les clients…. Les nuanciers de couleurs dans le monde du kimono, un autre vaste sujet…
5) Et puis serait venu le temps de répéter des gestes ancestraux du Mizuarai 水洗い : lavage du tissu dans la rivière. Bien que l’atelier soit situé tout juste au bord de la rivière, la qualité de l’eau et l’enclavement des rivières dans des murs de béton ne permet plus ce travail qui colorait les rivières de mille couleurs lorsque les bandes de tissus séchaient au-dessus de leurs flots. Mais, pour nous, le travail était terminé. Nous pouvions emporter notre pièce! Et voilà le résultat final!
6) Pour la dernière étape, celle du séchage final, les pièces sèchent désormais à l'intérieur des ateliers et non plus au-dehors comme autrefois. Il faut 14 mètres pour coudre un kimono. Des arceaux de bois sont fixés dans la bande de tissu pour l'empêcher de se déformer.
Nous sommes ensuite allées nous relaxer un peu dans la partie galerie-vente de l'atelier et avons papoté avec Yoko Takaïchi, l'hôtesse des lieux, qui portait avec fierté un kimono qu'elle avait elle-même teint! Elle a utilisé le même motif que pour celui derrière elle mais avec des couleurs différentes. Ce motif imite l'effet de la technique de teinture shibori 絞り.
Retrouvez Yoko Takaïchi et son aventure dans le monde du kimono ici, avec The Kimono Closet https://kimonocloset.com/2016/10/05/yokos-kimono-stories-part-one/
Un grand merci à Kumiko Ishioka pour ce moment. On vous propose de la découvrir avec ce fabuleux projet "The Kimono Closet"
https://www.facebook.com/thekimonocloset/
Et la galerie abrite bien des merveilles pour le plaisir des yeux ou à acheter avec des idées création bien sympas!
Si vous êtes de passage à Tokyo, vraiment, n'hésitez pas à participer à un atelier de teinture à la galerie-atelier Some-no-Sato Futaba-en 染めの里二葉苑! Vous passerez un moment magique qui vous plongera au coeur de la culture japonaise. Vous pourrez trouver toutes leurs infos ateliers ici : http://www.futaba-en.jp/en/ex/ et là http://www.futaba-en.jp/en/workshop/